Il est difficile de parler de transition forestière sans porter un regard réflexif quant aux implications, sur la complexité des situations locales, des concepts et des discours scientifiques qui sous-tendent les processus politiques et économiques mis en œuvre pour la réaliser – hier la forêt salvatrice (Decocq et al., 2016), aujourd'hui la forêt puits de carbone. Le paysage, à travers ses dimensions politiques et vécues (Jackson, 1984), peut être un bon outil pour aborder ces complexités et questionner les formes de résistances ou d'adaptations qui se déploient au niveau local. L'étude, sur le terrain, au plus près de la manière dont les espaces forestiers sont vécus, perçus et exploités, en s'appuyant sur l'expérience ordinaire des acteurs et des habitants (Babou, 2017), à l'aide, notamment, d'observations participantes (Sans, 2023), permet de rentrer dans cette complexité et de faire émerger les formes d'actions et de relations qui se tissent dans les paysages forestiers. L'exemple du retour du pastoralisme sur la montagne limousine et de sa pénétration dans les plantations forestières du plateau de Millevaches est à ce titre particulièrement éclairant.

Cette vaste région ouverte de moyenne montagne, décrite comme stérile et désertique, va subir au cours du XXe siècle une véritable inversion paysagère (Larrère, 1978) – c'est-à-dire l'enrésinement d'une grande partie de son territoire sous l'impulsion des pouvoirs publics. La mécanisation des travaux forestiers dans les années 1990 achève ensuite durablement la déconnexion entre agriculture et forêt (Morsel et Garambois, 2021). Pourtant, à rebours des mécanismes d'uniformisation induits par les politiques publiques et la structuration des filières, de nouvelles relations entre forêts et élevage commencent à voir le jour : depuis une dizaine d'années, des éleveurs – essentiellement ovins – ont mis en place des systèmes agro-pastoraux économes basés sur le pâturage de végétations spontanées et notamment, de façon plus ou moins informelle, des sous-bois de résineux – la plupart du temps sans l'autorisation des propriétaires ou des techniciens forestiers généralement opposés au pâturage en sous-bois. Si cette pratique sylvopastorale avec gardiennage permet de varier le régime alimentaire des brebis en estive sur les tourbières, elle peut aussi se révéler intéressante en gestion forestière que ce soit pour le contrôle de la canche flexueuse afin de favoriser la régénération naturelle des peuplements ou pour faciliter la préparation des terrains et les dégagements forestiers. Cette dynamique s'institutionnalise aujourd'hui avec l'expérimentation sylvopastorale en cours qui associe l'École Forestière de Meymac et l'Association pour le Pastoralisme de la Montagne Limousine et qui est analysée dans le cadre de ma recherche doctorale à travers une approche ethnogéographique – c'est-à-dire l'observation et la confrontation des perspectives des forestiers, étudiants, éleveurs, bergers, enseignants, touristes et habitants dans et devant ces paysages sylvopastoraux émergents du plateau de Millevaches.

Babou, I., 2017, « L'atelier politique de la nature », Questions de communication, no 32, p. 7-28

Decocq, G., Kalaora, B., et Vlassopoulos, C., 2016, La Forêt salvatrice, reboisement, société et catastrophe au prisme de l'histoire, Ceyzérieu, Champ Vallon

Jackson, J. B., 1984, Discovering the Vernacular Landscape, New Haven, Yale University Press

Morsel, N., et Garambois, N., 2021, « Les systèmes agro-pastoraux économes : un renouveau de l'agro-pastoralisme au service d'un développement agricole plus durable sur la Montagne limousine ? », communication 15es Journées de recherche en sciences sociales

Larrère, R., 1978, « Désertification ou annexion de l'espace rural ? L'exemple du plateau de Millevaches », Études rurales, no 71-72

Sans, D., 2023, « La nécessité du pays », Projets de paysage, 28 | 2023